Manque à son obligation d’assurer le suivi régulier de la charge de travail et à son obligation de sécurité l’employeur qui, d’une part, n’assure pas l’organisation de l’entretien annuel prévu par la convention collective pour un salarié au forfait en jours, et, d’autre part, ne prend pas des mesures de nature à protéger sa santé alors que des alertes et le document de suivi des jours travaillés, prévu par la même convention collective, laissaient apparaître une situation chronique de surcharge de travail. La convention de forfait doit être privée d’effet pour toute la période couverte par ces manquements (Soc. 10 janvier 2024, n°22-13.200).
À partir de 2011, palliant les carences d’une législation laconique, la Cour de cassation a développé une jurisprudence visant à conditionner le recours aux conventions de forfait en jours à l’existence de dispositions conventionnelles offrant certaines garanties aux salariés. Celles-ci devaient notamment permettre le suivi de leur charge de travail pour qu’elle reste raisonnable. S’appuyant sur cette exigence, le juge considérait qu’un forfait en jours était nul lorsque le dispositif conventionnel ne comportait pas de garanties suffisamment protectrices (Soc. 24 avr. 2013, n° 11-28.398) ou privé d’effet lorsque les stipulations conventionnelles étaient satisfaisantes mais non appliquées par l’employeur (Soc. 29 juin 2011, n° 09-71.107 ; 19 déc. 2018, n° 17-18.725). Deux décisions rendues par la chambre sociale de la Cour de cassation le 10 janvier 2024 (outre l’arrêt commenté, v. Soc. 10 janv. 2024, n° 22-15.782) apportent une attention particulière au comportement adopté par l’employeur pour assurer le suivi et la régulation de la charge de travail, dans le prolongement de la réforme du forfait en jours par la loi « Travail » n° 2016-1088 du 8 août 2016.
Prenant acte de cette jurisprudence, le législateur avait en effet modifié le régime juridique du forfait en jours, afin d’offrir au salarié des garanties légales jusqu’alors inexistantes. Depuis août 2016, une disposition d’ordre public enjoint notamment à l’employeur de s’assurer « régulièrement que la charge de travail du salarié est raisonnable et permet une bonne répartition dans le temps de son travail » (C. trav., art. L. 3121-60).
Un accord collectif, obligatoire pour recourir à ce type de forfait (C. trav., art. L 3121-63) doit prescrire les actions à mettre en œuvre pour respecter cette obligation. Il doit notamment déterminer « les modalités selon lesquelles l’employeur assure l’évaluation et le suivi régulier de la charge de travail du salarié » ainsi que « les modalités selon lesquelles l’employeur et le salarié communiquent périodiquement sur la charge de travail du salarié, sur l’articulation entre son activité professionnelle et sa vie personnelle, sur sa rémunération ainsi que sur l’organisation du travail dans l’entreprise » (C. trav., art. L. 3121-64). Des dispositions supplétives permettent enfin à l’employeur de mettre en œuvre le forfait malgré les carences conventionnelles sur les points précédents, à condition d’organiser un entretien annuel sur la charge de travail, de s’assurer que celle-ci est compatible avec le respect des temps de repos quotidien et hebdomadaire et d’établir un document de contrôle faisant apparaître le nombre et la date des journées et demi-journées travaillées (C. trav., art. L. 3121-65).
Il ressort de l’arrêt commenté, rendu au visa de ces nouvelles dispositions légales et respectant l’esprit et la lettre de celles-ci, que le juge entend désormais scruter avec rigueur le comportement adopté par l’employeur pour assurer le suivi et la régulation de la charge de travail.
En l’espèce, un directeur d’hôtel avait conclu en 2016 un contrat de travail avec un salarié au forfait en jours. Après avoir démissionné début 2019, il saisit le conseil de prud’hommes de diverses demandes relatives à l’exécution et la rupture du contrat. En raison de divers manquements reprochés à l’employeur, il demandait notamment aux juges de priver d’effet la convention de forfait pour la période couverte par celle-ci. Soumis à la convention collective des hôtels, cafés et restaurants, le salarié devait bénéficier, au titre du suivi et de la régulation de la charge de travail, de différentes garanties :
- un entretien annuel avec le supérieur hiérarchique au cours duquel sont évoquées sa charge de travail, l’amplitude de ses journées d’activité, l’organisation du travail dans l’entreprise, l’articulation entre son activité professionnelle et sa vie personnelle et familiale ainsi que sa rémunération ;
- un document de suivi tenu par l’employeur faisant apparaître le nombre et la date des journées travaillées, le positionnement et la qualification des jours de repos (repos hebdomadaire, congés payés, jours fériés), permettant au supérieur hiérarchique d’assurer un suivi de l’organisation du travail du salarié, afin de veiller à ce que l’amplitude et la charge de travail soient raisonnables.
Le salarié au forfait en jours invoquait précisément l’absence de mise en œuvre de ces garanties, de nature à le protéger contre les risques liés à une charge de travail excessive : d’une part, l’entretien annuel de l’année 2018 n’avait pas été organisé pour être finalement programmé au mois de mars 2019 ; d’autre part, malgré un dépassement chronique de la durée du travail prévue par le forfait, aucune mesure n’avait été prise pour permettre le respect des règles relatives au repos quotidien et hebdomadaire.
Le salarié fut débouté de l’ensemble de ses demandes par la Cour d’appel de Limoges, le 12 janvier 2022. Selon les juges du fond, l’absence d’entretien en 2018 était imputable à des difficultés particulières liées à l’organisation du travail : la démission du directeur général le 31 décembre 2018 et son remplacement le 21 janvier 2019 justifiaient le retard pris dans l’organisation des entretiens, qui avaient finalement eu lieu en mars 2019. Par ailleurs, si la cour d’appel avait bien relevé que le salarié avait constamment travaillé plus que la durée prévue par son forfait et avait alerté son supérieur hiérarchique des difficultés liées à sa charge de travail, elle considéra que l’employeur avait réagi en réduisant, pour l’année suivante, le nombre de jours inclus dans le forfait et en payant les dépassements constatés. Le salarié a formé un pourvoi en cassation contre cette décision.
Le 10 janvier 2024, la chambre sociale de la Cour de cassation casse et annule la décision rendue par les juges limougeauds, au visa des articles L. 3121-60, L. 3121-64 et L. 4121-1 du code du travail, relatif à l’obligation patronale de sécurité, ainsi que des dispositions conventionnelles en vigueur. Ce faisant, elle précise l’étendue des obligations incombant à l’employeur en matière de charge de travail et rappelle la nécessité de rendre effectives les garanties conventionnelles afin d’assurer la protection de la santé des salariés dont la durée du travail est forfaitisée.
Entretien annuel du salarié au forfait en jours
Analysant dans un premier temps le grief tiré de l’absence d’entretien annuel, les juges du quai de l’Horloge font une application logique d’une jurisprudence constante : la non-application par l’employeur des dispositions conventionnelles destinées à assurer le suivi et la régulation de la charge de travail justifie la privation d’effet de la convention de forfait en jours pendant toute la durée où le manquement a été constaté. L’arrêt commenté montre une certaine rigueur dans l’application de cette jurisprudence puisqu’en l’espèce, l’entretien annuel litigieux avait bien été organisé, mais en mars de l’année N+1. Pour justifier ce retard, l’employeur invoquait des difficultés d’organisation résultant de de la démission du directeur général, lesquelles avaient convaincu les juges du fond. Pour la Cour de cassation, cependant, ce motif était inopérant pour écarter la responsabilité de l’employeur : dans les faits, le salarié n’avait pas bénéficié de son droit à un entretien « annuel » en application de la convention collective, alors même qu’il avait signalé, lors de l’entretien réalisé en 2017, « l’impact sérieux de sa charge de travail et le non-respect ponctuel du repos hebdomadaire » et que des manquements au repos hebdomadaire avaient encore été constatés en 2018.
Au regard de cette situation et, plus généralement, de la fonction de cet entretien destiné à vérifier que la non-application du droit commun de la durée du travail ne se traduit pas pour le salarié par une charge de travail excessive, son organisation était particulièrement importante et ne devait pas être envisagée comme une simple formalité. Les dispositions d’ordre public de l’article L. 3121-60 du code du travail, figurant au visa de l’arrêt commenté, font en outre reposer sur l’employeur l’obligation de suivi de la charge de travail. Il appartient donc à l’employeur de garantir l’organisation, dans les temps, de cet entretien, quelles que soient les difficultés liées au roulement du personnel. Le salarié au forfait en jours pouvait, par conséquent, légitimement se fonder sur cette irrégularité pour demander la privation d’effet de sa convention de forfait.
Réaction en cas de surcharge de travail
Le salarié invoquait en outre à l’appui de sa demande l’absence de réaction de l’employeur aux alertes sur la durée de son travail et sa charge de travail. En effet, le salarié avait, chaque année, travaillé plus que le nombre de jours de travail prévus par le forfait et avait régulièrement été privé de son droit au repos hebdomadaire en travaillant plus de six jours par semaine. Ces dépassements n’étaient d’ailleurs pas contestés ; ils apparaissaient sur le document de suivi des jours travaillés et le salarié avait à plusieurs reprises alerté le service des ressources humaines de sa fatigue et de surcharge de travail. La réponse de l’employeur s’était pourtant révélée plutôt inconsistante. Il avait dans un premier temps privilégié des mesures de récupération des jours travaillés au-delà du forfait : le salarié avait bénéficié de jours de repos compensateur pour les repos hebdomadaires non pris, tandis qu’un forfait de 166 jours avait été imposé pour l’année 2018, pour compenser les 51 jours de dépassement lors des deux années précédentes. Le salarié avait cependant encore dépassé le forfait de 30 jours en 2018 et l’employeur s’était finalement résigné à payer ces jours supplémentaires. Pour débouter le salarié, la cour d’appel déduisit malgré tout de ces mesures que l’employeur « portait un regard attentif sur le nombre de jours travaillés ».
La décision des juges du fond est également censurée sur ce point. La jurisprudence sur le forfait en jours était initialement fondée sur la nécessité d’octroyer des garanties permettant d’assurer l’effectivité du droit à la santé et au repos à des salariés exclus du droit commun de la durée du travail. Dans ce cadre, le document de suivi des journées s’est rapidement imposé comme un outil pertinent (Soc. 7 déc. 2014, n° 13-22.890; 22 juin 2017, n° 16-11.762), intégré aux dispositions légales supplétives lors de la réforme de 2016, à la condition toutefois qu’il soit effectivement utilisé par l’employeur à des fins de contrôle et de régulation de la charge de travail des salariés concernés (Soc. 6 nov. 2019, n° 18-19.752). En effet, ce document ne constitue pas une fin en soi ; il s’agit avant tout d’un simple outil destiné à identifier les situations problématiques et permettre à l’employeur de « remédier en temps utile à une charge de travail éventuellement incompatible avec une durée raisonnable » de travail (Soc. 17 janv. 2018, n° 16-15.124). Or, l’employeur peut difficilement prétendre avoir réagi « en temps utile » s’il s’est contenté d’organiser la récupération des jours supplémentaires un à deux ans après le constat des dépassements, a fortiori lorsque le salarié n’a pas pu, dans les faits, bénéficier de cette récupération. La cassation sur le fondement des dispositions de l’article L. 3121-60 est par conséquent légitime : l’employeur ne s’assure pas « régulièrement que la charge de travail du salarié est raisonnable » si les multiples alertes relatives à une durée du travail excessive n’entraînent aucune réaction rapide ni aucune réflexion globale sur l’organisation de son travail, sur les objectifs fixés et les moyens à sa disposition pour les atteindre.
Salarié au forfait en jours : recours aux dispositions de l’article L. 4121-1 du code du travail
L’intérêt de l’arrêt commenté réside en outre dans le recours aux dispositions de l’article L. 4121-1 du code du travail. Conformément à une jurisprudence désormais constante (Soc. 25 nov. 2015, n° 14-24.444), « l’employeur, tenu d’une obligation de sécurité envers les salariés, doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Il ne méconnaît pas cette obligation légale s’il justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail ». La référence à ces dispositions légales n’est pas inédite dans le contentieux relatif au forfait en jours (Soc. 2 mars 2022, n° 20-16.683). Elle est tout à fait pertinente dès lors que les garanties conventionnelles de suivi et de régulation de la charge de travail – telles que le document de contrôle – doivent être de nature à « assurer la protection de la sécurité et de la santé du salarié » (Soc. 26 sept. 2012, n° 11-14.540). Il en résulte que l’employeur négligent dans la mise en œuvre de ces garanties expose les salariés soumis à une convention de forfait en jours aux risques pour la santé résultant d’une charge de travail excessive sans mesure préventive adaptée. Invoquer l’obligation patronale de sécurité permet en outre de faire peser sur l’employeur la charge de la preuve des mesures de prévention mises en œuvre une fois le risque identifié. Sur ce point, l’arrêt commenté donne un support légal à une jurisprudence établie : la Cour de cassation considérait déjà qu’il appartenait à l’employeur de prouver la mise en œuvre des garanties conventionnelles (Soc. 19 déc. 2018, n° 17-18.725).
Si le document de contrôle et les alertes du salarié font apparaître un risque de surcharge de travail auquel était exposé le salarié au forfait en jours, l’employeur doit être mesure de justifier les mesures prises pour faire cesser cette situation et éviter sa réitération. L’application de cette obligation demeure cependant assez souple pour l’employeur qui peut échapper à la condamnation en justifiant d’actions rapides pour faire cesser une situation de surcharge – ce qui n’était manifestement pas le cas en l’espèce. Une application rigoureuse des différents principes généraux de prévention imposerait pourtant, en principe, de tout mettre en œuvre pour éviter une telle situation. Les exigences de prévention des risques à la source ou d’adaptation du travail à l’homme (C. trav., art. L. 4121-2) prescrivent davantage une réflexion globale sur les objectifs, l’organisation, les conditions de travail, la recherche d’un équilibre entre les contraintes de travail du salarié au forfait en jours et les ressources à sa disposition pour le réaliser, afin de s’assurer qu’il pourra réaliser correctement son travail, dans des conditions respectueuses de sa santé et de sa sécurité, malgré l’inapplication du droit commun de la durée du travail.
En définitive, s’il est généralement attendu que l’accord collectif organisant le recours au forfait en jours comporte des garanties permettant d’assurer le suivi et le contrôle de la charge et l’amplitude de travail des salariés concernés afin qu’elles soient raisonnables, c’est sous la responsabilité de l’employeur qu’elles doivent être mises en œuvre. Par conséquent, le non-respect de ces garanties empêche l’employeur de se prévaloir de la convention de forfait conclue et engage sa responsabilité sur le fondement de son obligation de sécurité.
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