Par un arrêt du 18 mars 2020, n°18-10919, la Cour de Cassation vient aménager la charge de la preuve pesant sur le salarié pour le paiement par son employeur de ses heures supplémentaires.
Un bref rappel de l’état du droit antérieur concernant la charge de la preuve des heures supplémentaires s’avère des plus utile (I) ainsi que l’influence de la décision de la Cour de Justice Européenne du 14 mai 2019 (II) pour percevoir les atouts de la décision finalement retenue par la Cour de Cassation (III).
Etat des textes et de la jurisprudence antérieure sur les heures supplémentaires
Depuis toujours, il me semble qu’il existe un paradoxe concernant le décompte des heures supplémentaires. En effet, d’une part, le Code du Travail impose à l’employeur le décompte des heures réalisées par le salarié lorsque ce dernier n’effectue pas un horaire collectif de travail [L 3171-2 C. Trav.] et impose à l’employeur de tenir à disposition de l’inspecteur du travail le décompte des heures effectuées par ses salariés [L 3171-3 C. Trav.].
D’autre part, le Code du Travail indique qu’en cas de litige concernant la demande de paiement des heures supplémentaires par le salarié devant le conseil des prud’hommes : la charge de la preuve est partagée entre l’employeur et le salarié [L. 3171-4 C. Trav.].
Or, comme le note d’ailleurs, la Cour de Cassation elle-même dans sa note explicative accompagnant sa décision du 18 mars 2020, les litiges concernant les heures supplémentaires font l’objet « d’un abondant contentieux ». Comment cela est-il possible ?
Dès lors que l’employeur a une obligation légale d’enregistrer quotidiennement et de manière fiable le temps de travail : les litiges devraient être rares. Dans les faits, cela est rendu possible par une violation courante du Code du Travail par de nombreux employeurs. Cette violation est manifestement tolérée puisqu’il est communément plaidé et admis devant les Conseils des prud’hommes que les TPE/PME (soit 50 % des employeurs en France) devraient faire l’objet d’une certaine tolérance à cet égard car cette mesure serait trop contraignante à mettre en place.
Pour répondre à cette contradiction, la Cour de Cassation avait aménagé la charge de la preuve du salarié en se fondant à la fois sur le principe énoncé à [art. 6 CPC] (la charge de la preuve pèse sur le demandeur) et l’article L. 3171-4 du Code du travail.
Ainsi en 2004, la Cour de Cassation jugeait que la charge de la preuve des heures supplémentaires n’incombait à aucune des parties mais qu’il appartenait tout de même au salarié d’apporter préalablement au juge des éléments de nature à étayer sa demande [Cass. Soc., 25/02/2004, n°01-45.441].
En 2010, la Cour précise la méthodologie que doivent respecter les juridictions dans leur appréciation des heures supplémentaires : le salarié doit apporter des éléments de nature à étayer sa demande. Ces éléments doivent être suffisamment précis pour que l’employeur puisse y répondre en apportant ses propres éléments de preuve [Cass. Soc., 24/11/2010, n°09-40.928]. La Cour jugeait dans ce même arrêt qu’un décompte mensuel établi au crayon par la salariée de ses heures supplémentaires réalisées était un élément assez précis auquel l’employeur pouvait répondre. La jurisprudence de la Cour de Cassation s’est ensuite appliquée à préciser ce qui était de nature à « étayer » de manière précise ou non la demande du salarié.
Elle jugera ainsi suffisant :
- La production de décomptes précis des heures réalisées, en l’occurrence un décompte forfaitaire de 5 heures supplémentaires par jour [Cass. Soc., 3/07/2013, n°12-17.594] ;
- Des relevés quotidiens du temps de travail identiques pour chaque jour (8H00-12H00/ 14H00/18H00) [Cass. Soc., 19/06/2013, n°11-27.709] ;
- Ou encore un tableau de décomptes des heures supplémentaires réalisées sans décompte quotidien et établi à posteriori par le salarié [Cass. Soc., 24/11/2014,n°12-24.858] ;
La Cour de Cassation était donc déjà assez libérale dans son appréciation des éléments à apporter par le salarié pour prouver la réalisation des heures supplémentaires : par sa décision du 18 mars 2020 elle va aller encore plus loin sur cette voie.
L’influence de la décision de La Cour de Justice Européenne du 14 mai 2019
Dans sa décision du 18 mars 2020, avant de modifier, légèrement, sa jurisprudence sur les heures supplémentaires. En effet, la Cour de Cassation va viser pour la première fois dans une telle décision non plus seulement l’article L. 3171-4 du Code du Travail qui se rapporte à la répartition de la charge de la preuve des heures supplémentaires devant le juge, mais également les articles L. 3171-2 du Code du Travail, L. 3171-3 du Code du Travail qui se rapportent à l’obligation de l’employeur d’enregistrer le temps de travail du salarié.
La Cour de Cassation entend ainsi rappeler que l’employeur a une obligation d’enregistrement du temps de travail. On peut comprendre que la Cour nous indique en sous-texte que si cette obligation de l’employeur était respectée elle ne croulerait pas sous ce qu’elle qualifie elle-même d’ « abondant contentieux ». La Cour nous précise dans sa note explicative que le rappel qu’elle fait sur l’obligation d’enregistrement du temps de travail par l’employeur lui a été inspirée par la Cour de Justice Européenne (CJE) dans sa décision du 14 mai 2019, C-55/18.
Dans cette décision, qui concernait l’Espagne, la CJE combine l’application de plusieurs dispositions du droit de l’Union Européenne pour juger que ce dernier impose aux Etats de mettre en place une législation qui oblige aux employeurs d’enregistrer le temps de travail des salariés. La CJE se fonde notamment sur les obligations relatives à la durée maximum de travail hebdomadaire et à un repos minimum quotidien fixé par la Directive 2003/88 CE du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail ainsi que sur qui prévoit que : « Tout travailleur a droit à une limitation de la durée maximale du travail et à des périodes de repos journalier et hebdomadaire, ainsi qu’à une période annuelle de congés payés ».
La CJE indique, à juste titre, que seul « un système permettant de mesurer le temps de travail journalier effectué par chaque travailleur » permet un contrôle du respect des droits du salarié à cet égard et donc l’effectivité de ses droits.
La CJE précise ensuite que le salarié « doit être considéré comme la partie faible dans la relation de travail ». Ainsi, il est très compliqué pour le salarié d’enregistrer lui-même son propre temps de travail et l’employeur ne doit pas être en mesure de le priver de l’effectivité de ses droits grâce à sa position dominante.
La CJE en déduit qu’il appartient donc à l’employeur d’enregistrer le temps de travail et donc aux Etat membres d’imposer aux employeurs de mettre en place un système d’enregistrement du temps de travail.
Se fondant sur cette décision, la Cour de Cassation, prend acte de l’obligation générale et renforcée par cette décision de la CJE de l’employeur d’enregistrer le temps de travail de ses salariés de manière quotidienne.
La Cour de Cassation semble ensuite appliquer un système de vase communiquant : si l’employeur à une obligation renforcée d’enregistrer le temps de travail car cette obligation découle directement de la Charte des Droits de l’Union Européenne, l’obligation du salarié à ce même égard doit être allégée.
C’est ainsi que va procéder la Cour de Cassation en allégeant encore ses exigences à l’égard du salarié pour démontrer la réalisation des heures supplémentaires dont il demande le paiement et en rappelant que de son côté l’employeur à une obligation « d’assurer le contrôle des heures effectuées ».
Abandon de la notion d’étaiement
Dans le cas jugé par la Cour de Cassation, une situation très classique se présentait :
- L’employeur n’avait pas, contrairement à son obligation légale, enregistré le temps de travail de son salarié ;
- Ledit salarié présentait pour le paiement de ses heures supplémentaires des tableaux de décomptes des heures effectuées, tableaux qu’il avait établis lui-même ;
La Cour d’Appel avait rejeté la demande du salarié en paiement de ses heures supplémentaires. Elle retenait pour cela l’argumentation, classique, de l’employeur qui n’avait pas produit d’élément de preuve propre mais qui se contentait de critiquer les éléments de preuves apportés par le salarié.
En effet, dans le cas d’espèce, le salarié avait apporté des éléments à l’appui de ses demandes qui semblaient invraisemblables ou qui se contredisaient entre eux. Il avait ainsi produit des tableaux de décomptes différents en première instance et en appel, et ces mêmes tableaux se contredisaient parfois avec d’autres preuves qu’il avait lui-même apportées tels que des billets d’avion ou de train.
La Cour ne remet pas en cause l’incohérence des pièces produites par le salarié mais casse néanmoins le raisonnement de la Cour d’Appel. Elle impose alors sa nouvelle formule concernant le paiement des heures supplémentaires : « Il appartient au salarié de présenter, à l’appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu’il prétend avoir accomplies afin de permettre à l’employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d’y répondre utilement en produisant ses propres éléments. »
Il ressort de cette formulation que l’obligation pour le salarié d’apporter des éléments permettant « d’étayer » sa demande a été supprimée. Dans sa note explicative, la Cour de Cassation nous indique que la notion d’étaiement maintenait une confusion avec la notion de preuve, et était, d’après elle, probablement mal comprise des juges du fond qui avaient tendance à interpréter la notion d’étaiement comme une charge de la preuve pesant sur le seul salarié.
Elle y préfèrera dorénavant la notion simple d’une production « d’élément à l’appui de sa demande » suffisamment précis pour que l’employeur puisse répondre en produisant ses propres éléments de preuves.
Ce que la Cour précise une nouvelle fois c’est que l’employeur ne peut pas se contenter de souligner les incohérences ou invraisemblances des éléments produits par le salarié pour contrecarrer sa demande de paiement d’heures supplémentaires. Ces preuves suffisent à appuyer la demande du salarié en paiement de ses heures supplémentaires.
L’employeur doit donc impérativement produire ses propres éléments de preuve en réponse : à défaut il doit être condamné. Et pour cause, l’employeur devrait avoir en sa possession des éléments de preuve pertinents en réponse. En effet, comme le rappelle à deux reprises la Cour de Cassation dans son considérant de principe, il a l’obligation d’enregistrer le temps de travail de son salarié : « Il appartient au salarié de présenter, à l’appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu’il prétend avoir accomplies afin de permettre à l’employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d’y répondre utilement en produisant ses propres éléments.
Le juge forme sa conviction en tenant compte de l’ensemble de ces éléments au regard des exigences rappelées aux dispositions légales et réglementaires précitées ». La Cour précise pour finir, dans une formule qui semble peu compatible avec les exigences de motivation des décisions de justice, que le juge fixe le montant de la créance dû aux titres des heures supplémentaires qu’ : « il évalue souverainement, sans être tenu de préciser le détail de son calcul ».
Le message de la Cour de Cassation aux Cours d’Appel est ainsi très clair : elle les invite à purger elle-même les litiges relatifs aux heures supplémentaires et ce afin de tarir les pourvois en cassation de cet « abondant contentieux ».
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Pour rappel, les références de la décision commentée : Cour de Cassation du 18 mars 2020
SOURCES : village-justice.com