Deux décisions rendues par la chambre sociale et la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, les 28 et 29 février derniers, la première concernant la charge de la preuve du respect de l’obligation légale de sécurité dans le cadre d’une action en résiliation judiciaire aux torts de l’employeur et la seconde la reconnaissance d’une faute inexcusable de l’employeur afin d’obtenir une indemnisation complémentaire viennent nourrir le débat autour de la nature de l’obligation de sécurité oscillant entre obligation contractuelle ou légale ainsi qu’entre obligation de résultat (atténuée) ou de moyens (renforcée) (Cass. soc. et 2ème civ., 28 et 29 février 2024, n°22-15.624 et 22-18.868).
L’obligation légale de sécurité de l’employeur se trouve au cœur d’un enchevêtrement entre le droit du travail et le droit de la sécurité sociale, aux fonctions originellement distinctes mais désormais imbriquées. Le droit du travail a une finalité principalement préventive (C. trav., art. L. 4121-1 s.), tandis que le droit de la sécurité sociale a une finalité principalement réparatrice (CSS, art. L. 411-1). Cependant, les deux partagent le même objectif : garantir le droit fondamental à la santé des salariés, avec un débiteur principal, l’employeur, dont les moyens peuvent varier selon la taille de l’entreprise.
Faute inexcusable résultant du risque de violences des usagers
Les questions juridiques se croisent également avec des enjeux sociétaux significatifs, comme illustré par l’arrêt du 29 février 2024 concernant la recrudescence d’actes violents au sein du service des urgences d’un hôpital. Cette situation est attribuée à l’engorgement des services causé par un manque d’effectifs et de moyens, entraînant une détérioration de la qualité des soins.
En l’espèce, une salariée d’une association gérant un hôpital a été victime, dans la nuit du 8 au 9 janvier 2017, d’une agression prise en charge au titre de la législation professionnelle par la CPAM. La victime a saisi une juridiction chargée du contentieux de la sécurité sociale aux fins de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur et a obtenu gain de cause. L’employeur a formé un pourvoi en cassation avec pour principal argument le fait que le risque venant d’un tiers, un usager en l’occurrence, était de fait inévitable et que la seule réalisation du risque ne saurait démontrer le caractère insuffisant des mesures de prévention mises en œuvre par l’employeur.
Le pourvoi est rejeté avec une motivation particulièrement fournie. La Cour de cassation rappelle d’abord qu’« il résulte des articles L. 452-1 du code de la sécurité sociale et L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail que le manquement à l’obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l’employeur est tenu envers le travailleur a le caractère d’une faute inexcusable lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver », reprenant sa solution de principe énoncée, après l’arrêt d’assemblée plénière, le 8 octobre 2020 (Civ. 2e, 8 oct. 2020, n°18-26.667 et 18-25.021 et confirmée le 16 novembre 2023 (Civ. 2e, 16 nov. 2023, n° 21-20.740).
Elle confirme ensuite la position de la cour d’appel en matière de risques sociaux comportementaux :
1) « la victime a subi une agression physique par une patiente rentrée dans l’espace ambulatoire alors que le médecin ne prêtait pas attention à elle, et que seule l’équipe de soins est intervenue pour les séparer » ;
2) « l’employeur ne pouvait ignorer le risque d’agression encouru par son personnel soignant, médecins compris » car « la recrudescence d’actes violents au sein du service des urgences de l’hôpital avait été évoquée dès 2015, en raison, notamment, de l’engorgement des services générant l’insatisfaction des usagers, l’altération des conditions de travail et la dégradation de la qualité des soins » ;
3) « les mesures de protection mises en œuvre par l’employeur étaient insuffisantes ou inefficaces à prévenir le risque d’agression auquel était soumis son personnel » car « le recrutement d’un agent de sécurité et la fermeture de la zone de soins par des portes coulissantes, qui lui avaient été demandés par certains salariés pour sécuriser les locaux, sont postérieurs à l’accident du travail », « le contrat de sécurité cynophile [étant] manifestement insuffisant à prévenir les risques d’agression au sein même de l’hôpital », et « l’organisation de formations sur la gestion de la violence constituait une réponse sous-dimensionnée par rapport à la réalité et la gravité du risque encouru ».
Cette solution est une parfaite illustration de la problématique des risques sociaux qui recouvrent l’ensemble des risques dont l’origine professionnelle résulte des rapports sociaux (multiples) inhérents à toute relation de travail (rapport avec la hiérarchie, avec les collègues, avec les prestataires et avec les clients ou usagers), couvrant les risques comportementaux (violence, harcèlement, abus d’autorité, voire mésentente) ainsi que les risques managériaux (charge de travail, évaluation des salariés, réorganisation ou restructuration), susceptibles d’avoir des conséquences d’ordre physique ou psychologique sur les travailleurs. La notion de risque est objective ; elle n’implique pas une faute de la part de l’employeur. Il importe donc peu que le risque vienne d’un tiers. La prévention permet de jouer sur les origines du risque, en évaluant son intensité, pour réduire ses éventuelles apparitions (sans que l’on exige un risque « 0 ») ou conséquences (en traitant rapidement le risque qui se réalise).
Le fait d’un tiers n’est donc pas objectivement imprévisible, même s’il est inévitable. Comme l’impose l’article L. 4121-2 du code du travail, « les risques qui ne peuvent pas être évités » doivent être évalués (2°), planifiés (7°) avec des mesures de protection collective (agents de sécurité, numéro d’urgence, caméra de surveillance…), voire individuelle (8°), supposant « des instructions appropriées aux travailleurs » (9°) ; à cet effet, l’employeur organise « des actions d’information » à l’endroit des clients ou usagers ainsi que des salariés et « de formation » pour les salariés (C. trav., art. L. 4121-1, 2°) comme il assure « la mise en place d’une organisation et de moyens adaptés » (C. trav., art. L. 4121-1, 3°). Ces principes – théoriquement justifiés – n’ont pour d’autres conséquences que d’emporter dans la grande majorité des cas, au sein du secteur hospitalier, la reconnaissance d’une faute inexcusable, ce secteur subissant un sous-effectif patent et une diminution de leurs moyens matériels et financiers. Au-delà des présomptions légales, on constate que la preuve incombant à la victime qui se prévaut d’une faute inexcusable n’en est que facilitée en droit de la protection sociale.
Obligation légale de sécurité : Charge de la preuve en matière prud’homale
Dans l’arrêt du 28 février 2024, un salarié, ayant des fonctions de technicien confirmé mécanique véhicules industriels, est hospitalisé le 28 février 2018 en raison d’une plaie pulpaire au troisième rayon de la main gauche, puis a été en arrêt de travail du 1er au 25 mars 2018.
Entre-temps, le salarié a saisi la juridiction prud’homale avec plusieurs demandes, incluant une action en résiliation judiciaire en invoquant un manquement à l’obligation légale de sécurité. Les circonstances de l’accident du travail étant inconnues, le salarié soutenait, pour étayer sa demande, qu’un accident du travail avait eu lieu en raison du non-fournissement des équipements de protection individuelle, bien qu’il n’ait pas fourni d’éléments matériellement vérifiables à cet égard.
Pour l’employeur, en matière de résiliation judiciaire, supposant un « manquement suffisamment grave », la charge de la preuve de la réalité du manquement reproché à l’employeur incombe au salarié, d’autant que le salarié n’explique pas les circonstances dans lesquelles il a été blessé sur son lieu de travail ; il ne saurait y avoir de résolution « sans faute ». Débouté de ses demandes, le salarié forme un pourvoi en cassation estimant que, lorsque le salarié invoque, à l’appui d’une demande de résiliation judiciaire de son contrat de travail, une inobservation des règles de prévention et de sécurité par son employeur, il incombe à ce dernier de démontrer que la survenance de cet accident est étrangère à tout manquement à son obligation légale de sécurité, et notamment à son obligation de prévention des risques.
La Cour de cassation censure l’arrêt d’appel au visa du nouvel article 1353 du code civil : « lorsque le salarié invoque un manquement de l’employeur aux règles de prévention et de sécurité à l’origine de l’accident du travail dont il a été victime, il appartient à l’employeur de justifier avoir pris toutes les mesures prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail ». Par conséquent, « il appartenait à l’employeur de démontrer qu’il avait pris les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé du salarié » et « la cour d’appel a inversé la charge de la preuve ».
Par cet arrêt publié, la Cour de cassation réaffirme une solution classique (v. Soc. 23 janv. 2019, n° 17-18.771), également retenue lorsque le salarié sollicite des dommages-intérêts au titre de la méconnaissance de l’obligation de sécurité pour des préjudices qui ne sont pas pris en charge par le régime de sécurité sociale des AT/MP. Par exemple, s’agissant de troubles psychologiques liés à une surcharge de travail d’un salarié soumis à un forfait en jours sur l’année, la Cour de cassation a pu juger qu’il n’appartient pas au salarié de démontrer la réalité de la surcharge car « l’employeur ne justifiait pas avoir mis en œuvre des entretiens annuels au cours desquels étaient évoquées la charge de travail du salarié et son adéquation avec sa vie personnelle, le seul compte-rendu d’entretien produit, en date du 26 avril 2013, dénommé « évaluation de la performance 2012 », ne contenant aucune mention relative à la charge de travail, ce dont il résultait que l’employeur avait manqué à son obligation de sécurité » (Soc. 13 avr. 2023, n° 21-20.043). Cette solution s’inscrit dans la doctrine jurisprudentielle en matière de durée du travail, directement rattachée à l’obligation de sécurité, selon laquelle « la preuve du respect des seuils et plafonds prévus par le droit de l’Union européenne et des durées maximales de travail fixées par le droit interne incombe à l’employeur » (Soc. 5 juill. 2023, n° 21-24.122 B), ainsi que dans celle adoptée en matière de prévention du harcèlement (Soc. 4 oct. 2023, n° 22-15.269).
En somme, si le salarié démontre l’existence d’un fait dommageable en lien de causalité avec le travail, l’employeur ne peut « s’exonérer de sa responsabilité au titre de l’obligation de sécurité qu’en justifiant avoir pris toutes les mesures prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail » (Soc. 3 févr. 2021, n° 19-23.548 P). Ce mécanisme tant probatoire qu’exonératoire est celui qui résulte de la saga jurisprudentielle sur le préjudice d’anxiété : « En application des règles de droit commun régissant l’obligation légale de sécurité de l’employeur, le salarié qui justifie d’une exposition à une substance nocive ou toxique générant un risque élevé de développer une pathologie grave et d’un préjudice d’anxiété personnellement subi résultant d’une telle exposition, peut agir contre son employeur pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité » ; « il résulte par ailleurs de la jurisprudence de la Cour (Cass., ass. plén., 5 avr. 2019, n° 18-17.442) que ne méconnaît pas l’obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, l’employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les textes susvisés » (Soc. 11 sept. 2019, n° 17-25.300).
Nature(s) de l’obligation légale de sécurité de l’employeur
Ces arrêts ne font que raviver la distinction entre l’obligation de moyens et de résultat destinée à résoudre la question de la charge de la preuve (donc du risque de l’échec probatoire) et de la prise en compte de la cause étrangère en matière d’exécution ou inexécution du contrat et de responsabilité contractuelle.
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