L’absence de constat d’une provenance de l’étranger d’un document de travail en anglais et fixant les objectifs nécessaires à la détermination de la rémunération variable au sein d’une filiale française empêche le juge d’écarter l’inopposabilité du contenu du document au salarié concerné (Cass. Soc., 11 octobre 2023, n°22-13.770).
Si selon l’article 2 de la Constitution « la langue de la République est le français », cette langue est plus précisément, en vertu de l’article 1er, alinéa 2, de la loi n° 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française (dite Loi Toubon ) celle « de l’enseignement », « des échanges », « du service public » et surtout « du travail ». Cette exigence donne lieu à un contrôle objectif aux conséquences potentiellement importantes, notamment lorsqu’une partie de la rémunération est en jeu.
C’est le cas en l’espèce pour l’ex-salarié de la filiale française d’une entreprise américaine, qui y a exercé les postes de directeur de mission puis de « chef de projet avant-vente ressources » ; des emplois de cadre dont on peut raisonnablement soupçonner qu’ils supposaient une maîtrise relative de la langue anglaise, probablement exigée lors du recrutement. La langue semble d’ailleurs n’avoir été un sujet de conflit qu’a posteriori, puisque c’est à la suite de la rupture du contrat de travail que l’ancien cadre formule auprès des juridictions compétentes des demandes en paiement de rappel de rémunération variable, arguant d’une inopposabilité des documents fixant les objectifs nécessaires à la détermination de cette rémunération en raison de leur unique langue de rédaction, l’anglais.
Cette demande rejetée par la Cour d’appel de Versailles en son arrêt du 20 janvier 2022, l’ex-salarié se pourvoit en cassation, la chambre sociale lui donnant raison de manière relativement prévisible au regard de la jurisprudence antérieure. Le présent arrêt ne semble ainsi servir que de rappel nécessaire aux juridictions de fond sur l’obligation faite à l’employeur d’utiliser le français pour les documents de travail au sein de l’entreprise, la Cour ayant par ailleurs rendu un arrêt en tout point similaire – mais inédit – le 7 juin dernier (Soc. 7 juin 2023, n° 21-20.322).
L’exigence du français comme langue des documents conditionnant les relations de travail trouve une concrétisation légale dès la loi n° 75-1349 du 31 décembre 1975 relative à l’emploi de la langue française, l’article 4 posant le principe d’une exigence de rédaction en français pour le contrat de travail dès lors qu’il est constaté par écrit (C. trav., art. L. 1221-3). Puis, dans un but de défense de la langue française, la loi Toubon n° 94-665 du 4 août 1994 impose la rédaction en français de tout document comportant des obligations pour le salarié ou des dispositions dont la connaissance est nécessaire pour l’exécution du contrat (C. trav., art. L. 1321-6), exigence qui s’était déjà manifestée à l’occasion d’un arrêt de la Cour d’appel de Paris le 19 avril 1991 (JCP E 1991. Pan. 968).
En l’espèce, il n’est pas discuté que les documents litigieux sont des « documents de travail », entrant donc dans le champ de ceux concernés par l’obligation de traduction qui incombe à l’employeur : des documents fixant les objectifs nécessaires à la détermination de la rémunération variable ont déjà été considérés comme tels par la chambre sociale, et ce à plusieurs reprises (Soc. 29 juin 2011, n° 09-67.492; 24 juin 2015, n° 14-13.829).
La règle de l’emploi obligatoire du français connait toutefois deux exceptions envisagées à l’alinéa 3 de l’article L. 1321-6 du code de travail : les « documents reçus de l’étranger » ou ceux « destinés à des étrangers » (Soc. 24 juin 2015, n° 14-13.829 P, préc.).
Le document de travail en anglais pourrait-il dès lors être considéré comme provenant de l’étranger s’il émanait de la maison mère américaine ? Pour la chambre sociale, la cassation de l’arrêt se justifie par le seul et unique motif selon lequel la cour d’appel n’a pas constaté que les documents litigieux « avaient été reçus de l’étranger », ce dont il résulte une violation de l’article L. 1321-6 du code de travail.
Ce document de travail en anglais avait été diffusé depuis une société de droit anglais vers sa filiale française. L’exception de la provenance étrangère ne semble donc pas pouvoir être constatée dans ce type de situation car ce document fixait les conditions de la rémunération du contrat de travail au sein de la filiale, ce type de documents entrant dans le champ de ceux qui relèvent d’une obligation de traduction par l’employeur pour leur usage interne, peu importe qu’ils proviennent initialement de la maison mère étrangère.
Pour couper court à toute piste de justification de l’arrêt de cour d’appel, il faut enfin écarter la piste de la considération d’un usage de l’utilisation de l’anglais au sein de l’entreprise. Même en tenant compte de la probable maîtrise de l’anglais par l’ancien chef de projet (puisque la langue anglaise est « utilisée au sein de l’entreprise »), les exceptions concernant le document de travail en anglais interne, nécessaires à l’exécution du contrat de travail, ne concernent que des secteurs spécifiques où l’usage d’une langue commune autre que le français se justifie par des considérations en matière de sécurité. C’est principalement le cas dans le transport aérien, secteur où les salariés sont obligatoirement formés à l’anglais (C. transp., art. L. 6221-4-1 ; Soc. 12 juin 2012, n° 10-25.822).
Le message a le mérite d’être clair : la maîtrise de la langue étrangère par le cadre ne change rien à l’affaire. La sanction de l’inopposabilité de document de travail en anglais (tirée de C. trav., art. L. 1322-4) participe d’une « protection générale et objective » au profit exclusif du salarié, qui lui simplifie l’apport de la preuve et implique une appréciation in abstracto de la situation de la part du juge du fond.
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